« Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. » Noces à Tipasa
« Au printemps, Tipasa est habitées par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes e fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement d saisir autre chose que des gouttes de lumière, et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer.»
C’est dans et par cet éblouissement que prennent naissance « Noces à Tipasa », hymne infiniment émerveillé au « grand libertinage de la nature et de la mer » qui initie lui-même un cantilège de quatre pièces en rythme de quadrille, ces « Noces « que les Editions Gallimard en 1959 présentent ainsi « réimprimés aujourd’hui, ces premiers essais ont été écrits en 1936 et 1937, puis édités à petit nombre d’exemplaires en 1938, à Alger. Cette nouvelle édition les reproduit sans modifications, bien que leur auteur n’ait pas cessé de les considérer comme des essais, au sens exact et limité du terme. » On se réjouit de cet intact, ces textes battent du pouls de la jeunesse, de sa hâte, d’une énergie qui regorge jusqu’à l’impatience et congédie toute tempérance, « laiss(ant) à d’autres l’ordre et la mesure », ils sont pressés par l’appétit et l’appétence dont bruissent un corps et un esprit comblés de force dans l’incessante jubilation de leurs moyens, ils sont portés par le désir et par l’amour, déchaînés par une ivresse bachique, et l’inquiétude elle-même, qui rôde et ourle ce désir panique par une danse perpétuelle en brisant le repos, devient jouissance et fièvre sensorielle, sensuelle. C’est peu de nommer une fête des sens. Il se témoigne à chaque mot du plaisir d’être au monde, de la perfection de l’instant présent, de sa volupté torrentielle, débridée, abyssale.
Dans le parcours du cadran solaire dévisageant la mort elle-même au passage que constitue chacune de ces quatre excursions, chacune de ces « Noces« , une voix se réjouit à fleur de peau d’avoir ce corps, d’être ce corps qui place en contact immédiat, qui fait entrer en relation, en communion avec un monde qu’il importe et urge au plus haut point de recevoir pleinement. Ces promenades exaltées d’un jeune homme enchanté se développent pour les trois premières sur la terre d’Algérie. Après la joie panique, le bourdonnement à tue-tête dans la lumière aveuglante de « Noces à Tipasa« , « Le vent à Djémila » qui explore « ce bain violent de soleil et de vent » se défend moins vigoureusement de méditation: « Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l’homme la mesure de son identité avec la solitude et le silence de la ville morte. »
Succédant à la double contemplation des ruines retournées à la nature, « L’été à Alger » parait d’abord relever d’un imaginaire brusquement citadin, mais une fois réaffirmée la profession de foi immanentiste et la revendication de l’hédonisme cultivé de cette ville, de son sybaritisme, hauteur se prend et la philosophie repoussée au début du recueil s’insinue par la quête de l’Un de Plotin et dégage les prémisses, les fondations de l’oeuvre à venir du futur Camus telle que nous la connaissons à présent.
La dernière méditation poétique, oui, elle se garde moins encore de philosophie, tout en prêchant une pensée délivrée par le corps à l’instar de ces fruits dont la maturité succulente jaillit dans la déhiscence, la dernière promenade, celle qui clôt le recueil mais pour le faire circuler à l’infini, emporte en Toscane et fait l’expérience du « balancement qui mène certains hommes de l’ascèse à la jouissance et du dépouillement à la profusion dans la volupté. »